[INTERVIEW - pages 25-26]
#Archinews-29 - Ordre des Architectes Belgique
ArchiNews #29 - Août/septembre/octobre 2021
Les architectes belges du bout du monde
L'Archi News vous informe tous les 3 mois. Agenda, rencontres, sujets fondamentaux.. Vous saurez tout sur votre métier.
— Dans chaque édition, l’Ordre partira à la rencontre d’un architecte belge ayant fait le choix de partir exercer à l’étranger, que ce soit en Europe ou sur des continents plus éloignés.
Découvrons le travail de l’ingénieur architecte Odile Vandermeeren, travaillant entre le Sahel et la Belgique.
Comment allez-vous en ces temps particuliers ?
C’est un moment propice aux changements. Ce sont des périodes au cours desquelles tout (re)devient possible. L’instabilité amène à nous surpasser. On s’interroge aussi sur notre vulnérabilité: notre passage sur terre est éphémère. Il est fort probable que le matériau TERRE m’attire aussi pour ces interrogations, au-delà de ses atouts environnementaux et de la fascination technique qu’il exerce sur moi : la matière terre porte en elle d’autres paradigmes qui évoquent la maternité, la naissance, la mort, l’enracinement.
Pourriez-vous nous résumer votre parcours en quelques lignes ?
Au Sénégal, en 2008, j’ai travaillé sur des programmes de bureaux de seize-mille mètres carrés, pour des sociétés telles que Grimaldi ou Orange, dans le bureau Oscare Afrique. Ensuite, au Niger, j’ai découvert le savoir-faire des maîtres-maçons de la construction en terre. J’ai construit avec eux une école de couture qui a été finaliste du TERRA Award 2016. A partir de là, j’ai maintenu cette philosophie : créer des synergies et allier les savoir-faire pour réaliser une architecture respectueuse de l’environnement et du travail de chacun. Cette manière de pratiquer, je l’appelle ARCHISANAT (archisanat.be).
J’ai également eu la chance de travailler avec les ingénieurs en structure de MC-Carré en Belgique, avec le bureau d'ingénieurs en techniques spéciales de Boydens Engineering au Vietnam, et de porter le festival des Femmes Artisanes appelé Bogo Ja au Mali. C’était très varié et enrichissant. En parallèle, je suis régulièrement consultante pour les Nations-Unies. Nous traitons des urgences terribles, dans des conditions très difficiles. Pour ces missions, je me suis retrouvée dans des contextes extrêmes et j’ai connu la beauté du Sahel lointain.
Sur quels types de projets travaillez-vous actuellement ?
Du côté du Sahel , je viens de finir l’avant-projet d’un Centre de recyclage et de tri des déchets : un ensemble de grandes toitures avec une épaisse couverture en chaume local. Actuellement, je travaille sur des prototypes dédiés à la transformation des céréales : construction en terre, jusqu’aux toitures. En Belgique, je commence des projets à petite échelle : rénovation, habitat léger, terre et paille, chantier participatif. Je consacre du temps à des projets de TRANSMISSION: un workshop dans mon université d’origine LOCI à Louvain-La-Neuve; un stage de construction l’été prochain (2022), ouvert aux enfants, aux étudiants en architecture et aux professionnels qui ont envie de transmettre leur passion tout en passant un moment convivial. Il me semble important d’allier la pratique professionnelle à des activités de partage.
Qu’est-ce qui vous amené à vous installer au Sahel pour y travailler ?
Ma vie familiale. A chaque changement de pays, tous les trois ou quatre ans, cela m’a poussé à réinventer mon métier. Et cela m’a amené à fonder le réseau d’experts FACT Sahel+ et écrire le livre “Construire en terre au Sahel aujourd’hui” : c’est une mosaïque de magnifiques projets réalisés en terre, que je dédie aux acteurs de terrain qui travaillent dans des conditions très dures pour faire perdurer et aussi réinventer une culture constructive en harmonie avec l’environnement. (factsahelplus.com)
Qu’est-ce qui est plus facile au Sahel en tant qu’architecte ?
Les rapports humains sur le chantier. On ne se comprend pas toujours mais on trouve toujours des solutions. Les Sahéliens m’ont appris à être tenace et à aller jusqu’au bout, dans la bonne humeur et en préservant les relations humaines.
Quelles difficultés rencontrez-vous lors de la réalisation de vos projets ?
Le comble pour un architecte, si on peut dire, c’est de se retrouver dans une région du monde où l’immatériel est plus important. L’intangible. La transmission orale. Au Sahel, les relations sociales priment. L’architecte est en fait celui qui donne matière à ces liens sociaux, qui traduit cette société dans un corps immobilier.
La Belgique vous manque-t-elle ?
Les choix sont plus limités au Sahel. Les choix de manière générale (en alimentation, en produits, etc) et les choix des matériaux et de techniques constructives aussi. C’est régénérant et reposant de se retrouver face à l’essentiel, sans fioriture.
Y a-t-il des pratiques que vous souhaiteriez exporter ?
L’apprentissage par la pratique est extrêmement puissant et joyeux. Par l’usage de la main, sur le matériau terre. En laissant voguer la pensée. Au Niger, j’ai (ré)appris à jouer de la guitare de cette manière, auprès de mes amis musiciens Touaregs. Il ne faut pas forcément toujours tout cérébraliser, expliquer, démontrer. Il y a des acquis et des évidences qui viennent par l’instinct et par la pratique. Le travail avec les artisans est déterminant. Être au plus proche de la matière et des gens. Ne pas avoir à choisir l’architecture dans un catalogue. Mettre la main à la pâte et redevenir des bâtisseurs.
Y a-t-il un bâtiment qui vous fascine au Sahel ? En Belgique ? Dans le monde ?
Dans le monde : le Mzab en Algérie; la ville de Sienne en Italie et l’Alhambra à Grenade; le musée Kolumba de Peter Zumthor à Cologne; la Sunny Hills de Kengo Kuma au Japon, l’écolodge de Kangaba au Mali. Ce sont des projets qui entremêlent l’intérieur et l’extérieur: cette sensation est salvatrice. (Un “oncle” malien me disait que les Européens sont trop nerveux parce qu’ils passent trop de temps à l’intérieur!). En Belgique, mon confrère Stephen Toumpsin est un précurseur de la version intégrale du mode de travail version "frugalité" et "sobriété". C'est mon maitre de stage post-40 ans, en formation continue, et son soutien est primordial. Dans la gamme de l’immatériel : l’immense travail de diffusion et de transmission réalisé par Dominique Gauzin-Müller à travers sa collection “Transition écologique” (éd.Museo), et en parallèle, celui d’Amélie Esséssé à travers son exposition Femmes Bâtisseuses d’Afrique.
Qu’est-ce qui vous fait vibrer dans le métier d’architecte ?
L’échange des savoirs, les projets qu’on fait ensemble et qu’on se partage. La découverte de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux. L’apprentissage en continu. Le processus est aussi important que le résultat. En Belgique, j’ai trouvé ma famille de constructeurs auprès des Bat’Acc, les Bâtisseurs Accueillants (batacc.be) qui mettent en place une architecture participative. J’aime aussi “tuser”, ce verbe wallon qui évoque ces moments de liberté, lorsqu’on laisse voguer son esprit, entre la rêverie et la création. Les idées prennent forme, en venant de loin, comme des bulles qui remontent à la surface.
Quel est pour vous le matériau idéal ? Et pour quelle raison ?
Chaque matériau a des propriétés techniques qui lui sont propres et son utilisation dépendera de la finalité attendue : franchir, s’élever, abriter, clore, protéger, transporter, etc. Par contre, la combinaison des matériaux doit être optimisée, pour obtenir des proportions plus justes et augmenter la part des matériaux biosourcés: des matériaux qui se recyclent, des matériaux qui nécessitent peu d’énergie pour leur mise en oeuvre. Pour en savoir plus, je conseille de consulter le site du Cluster Eco-Construction. Pour citer le matériau qui me tient à cœur, les propriétés de la terre sont multiples : elle est réutilisable, perspirante, écologique, saine, régulant l’hygrométrie intérieure et disponible à proximité des sites de construction.
Si vous deviez imaginer une technique de construction écologique ou un matériau quel serait-elle/il ?
Il s’agit tout d’abord de nous questionner sur nos besoins et sur notre rapport au monde. Faire fonctionner notre inventivité humaine pour réussir à habiter tout en respectant la planète qui nous abrite. Nous pouvons utiliser les acquis, des millénaires de connaissances, et revisiter des technologies.
Si vous n’aviez aucune limite, quel serait votre plus grand rêve en termes de projet ?
Je fais partie du mouvement de la Frugalité Heureuse et Créative... je souhaite simplement développer mon métier avec sens et en créant du lien.
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